Noël 2018 : compte-rendu d’un convoi extra-ordinaire

Ce convoi restera longtemps dans les mémoires de nos volontaires. Ils en avaient pourtant tous déjà au moins trois à leur actif, une exigence rendue nécessaire par le contexte, particulièrement tendu, et qui explique que l’habituel chiffre de 10 volontaires n’ait pu être atteint cette année.

Ce contexte, rappelons-le en deux mots : depuis à peu près le début de l’année 2018, les négociations entre Belgrade et Pristina sont au point mort. La tension monte ; au Kosovo-Métochie, les attaques contre les habitants des enclaves se multiplient. À la fin de l’été, la tension grimpe d’un coup. Le dialogue est totalement rompu. Les autorités du Kosovo annoncent des mesures répressives contre la Serbie. Le 10 septembre, Arnaud Gouillon part vers le Kosovo-Métochie pour inaugurer la dernière-née du complexe fermier construit par Solidarité Kosovo ; il n’y arrivera pas. Arrêté à la frontière, il est retenu plusieurs heures, puis renvoyé vers Belgrade porteur d’une nouvelle terrible : il est interdit de séjour au Kosovo.

Le coup est rude, mais l’association continue son travail grâce aux liens solides qui se sont noués avec l’Église orthodoxe serbe au Kosovo, au prix d’une réorganisation qui demande un travail acharné pendant plusieurs semaines. C’est donc un peu plus tard que d’habitude qu’Arnaud a contacté une dizaine de volontaires expérimentés pour leur demander s’ils étaient prêts à partir malgré les tensions. La réponse fut unanime : qu’importent les tensions, évidemment qu’il faut y aller ; mais certains durent néanmoins renoncer à partir, pour des raisons personnelles.

Quelques jours avant le départ, nouveau coup dur : deux volontaires durent à leur tour déclarer forfait pour raisons de santé. À la veille de Noël, on s’échange quelques mails pour tomber bien vite d’accord : évidemment, on part quand même. Le Père Serdjan s’engage à mobiliser quelques proches pour pallier aux vides que ces défections légitimes créaient, et on mettra les bouchées doubles pour remplir la mission malgré tout.

Finalement, c’est un convoi totalement exceptionnel qui s’est déroulé pendant 7 jours, entre Noël et le premier de l’an : exceptionnel par son ambiance, exceptionnel par la composition de l’équipe (mi-française, mi-serbe), exceptionnel aussi par la nature des distributions. Voici quelques impressions glanées dans le carnet de bord d’un de ces volontaires.

« La voiture grimpe la route en lacet qui mène à la frontière. Nous y serons bientôt. Arnaud nous donne les consignes pour le cas où nous serions arrêtés à la frontière : peu probable mais sait-on jamais…

Voilà la frontière. Nous nous garons à une vingtaine de mètres et sortons de la voiture. Nous attendons quelques minutes : le Père Serdjan, responsable du bureau de l’association au Kosovo, et Milovan, son adjoint, la traversent à pieds et se dirigent vers nous. Grande embrassade avec Arnaud : ils ne se sont pas vus depuis août et les bains de mer. C’est la première fois depuis plusieurs années qu’ils passent plus de deux mois sans se voir. Émotion palpable. Nous nous dirigeons avec eux vers le poste de douane. Arnaud reste sur place. Nous passons sans problème, nous retournons pour saluer Arnaud qui fait un grand geste et s’engouffre dans sa voiture. Nous sommes au Kosovo-Métochie. Sans Arnaud… »

« Habituellement, chacun compte pour communiquer sur les traductions faites par les serbophones. Cette année, il n’y a pas de serbophone. Alors chacun ressort ses souvenirs d’anglais, et on échange comme on peut. Serdjan le parle plutôt bien, et malgré nos accents respectifs nous pouvons discuter longuement pendant les trajets d’une enclave à l’autre. Il nous interroge sur les tenants et aboutissants du mouvement des Gilets Jaunes, et lui posons toutes les questions que nous avons sur la vie quotidienne des enclaves. Finalement, cette absence de traducteurs nous permet d’avoir une relation plus directe avec lui, et certains de ces échanges resteront longtemps dans nos cœurs. Le Père Serdjan était pour moi un personnage ; j’ai enfin pu découvrir l’homme qui se cachait derrière. Et il se trouve que l’homme est encore plus attachant que le personnage. »

« Nous livrons une vache et un veau dans une ferme qui se trouve à la limite entre la partie serbe et la partie albanaise du village. Nous sommes accueillis, comme d’habitude, comme des rois. Pendant que les bovins rejoignent leur étable, guidés par le père de famille, nous offrons leurs cadeaux aux enfants. Grands sourires, les yeux pétillent. La mère, émue de voir ses enfants si heureux, se répand en remerciement. Le père revient, les bras chargés de bouteilles de rakia (eau de vie locale) : il nous en offre une à chacun. Nous ne pouvons refuser.

Nous apprenons que tous les animaux de la famille ont été volés quelques semaines plus tôt : vaches, veaux, poules et même ses deux cochons. Les deux chien, eux, ont été empoisonnés. Le père a la voix qui tremble quand il parle de ce drame : il a appris quelques jours plus tard qu’un autre de ses voisins, serbe, s’était vu proposer, par un Albanais du village, deux cochons. « Pourtant, nos enfants jouent ensemble dans la cour de l’école », conclu-t-il en désignant son fils, qui déballe son cadeau avec empressement devant la porte de la maison. »

« Nous approchons d’une petite ville. Je remarque un drapeau albanais hissé très haut au-dessus d’un des bâtiments de la ville, je dirais environ une quinzaine de mètres. Nous entrons dans la ville. Serdjan nous conseille de regarder par la fenêtre de droite du véhicule et me fait signe de préparer mon appareil photo. Il ralentit un peu : au bout d’un chemin en terre, une église. Je prends deux photos à travers la vitre sale du véhicule, qui repart rapidement. Serdjan explique : nous sommes à Obilic, ville qui était serbe à 80% avant la guerre. Aujourd’hui, il n’y a plus un seul serbe. L’église ? Une fois par an, un prêtre d’une enclave voisine y vient, en tremblant malgré la protection de la police, célébrer la divine liturgie. C’est tout… »

« Au bout d’un chemin qui serpente dans les montagne, nous nous arrêtons non loin d’une maison flambant neuve, construite manifestement il y a peu selon une architecture inspirée de celle d’un chalet suisse. Intrigués, nous descendons du fourgon : les habitants de cette maison ont-ils réellement besoin de nous ? En fait, nous contournons le chalet par un petit chemin qui descend le long de son mur d’enceinte : la maison où nous allons se trouve juste en-dessous du chalet. Elle correspond bien mieux à ce que nous voyons habituellement : en crépis blanc fissuré, elle semble comme écrasée sous le poids du chalet qui la surplombe presque directement. Un jeune couple vit là avec deux jeunes enfants. Nous leur laissons un petit troupeau de chèvres, qu’ils accueillent dans une étable en bois collée à la maison.

Ils expliquent : leur plus proche voisin, serbe, a été contraint de vendre son terrain une bouchée de pain à un albanais et est parti en Serbie centrale. Leur nouveau voisin a immédiatement fait construire sa grande maison, mais aussi une ferme financée en partie par le ministère de l’Agriculture du Kosovo. Bien évidemment, la famille que nous aidons, elle, n’a jamais pu obtenir la moindre aide. Le complexe est entouré d’un haut mur surmonté de barbelés, comme s’il y avait le moindre risque que le voisinage, exclusivement serbe, se risque jamais à essayer de cambrioler la propriété d’un Albanais… »

« Nous nous arrêtons devant une ferme posée à flanc de colline. Nous leur apportons de quoi remplacer leur bétail, volé quelques semaines plus tôt. La ferme est propre et bien tenue, malgré une pauvreté visible. Pourquoi me souviens-je particulièrement de cette ferme-là ? Parce qu’au fond du jardin, au milieu du paysage, posée comme une verrue, on ne voit que l’immense centrale thermique d’Obilic, crachant de la fumée par tous ses trous – alors que nous passions devant une heure plus tôt, Serdjan avait plaisanté : « Que cette centrale n’ait pas encore explosé est une preuve que Dieu existe ». Mais ce n’est pas tout : où qu’on se trouve dans la ferme, on a les oreilles emplies d’un ronronnement continuel, qu’on finit par oublier mais qui fatigue les oreilles. Au sommet de la colline, à quelques dizaine de mètres de l’entrée de la ferme, une mine de charbon. Ce bruit, c’est celui de tapis roulants qui déplacent la terre. Ils ronronnent ainsi jour et nuit. Et alors que nous faisons nos adieux, un rugissement empli le ciel : c’est un avion qui décolle de l’aéroport de Pristina et passe à quelques centaines de mètres au-dessus de la maison.

Le soleil rendrait la misère moins pénible, pensait Aznavour. Une belle vue et le chant des oiseaux pourraient bien avoir le même effet. Et même ça, ceux-là n’y avaient pas droit… »

« En Métochie, à l’ouest du Kosovo, nous visitons une série de petites enclaves répartie comme les grains d’un chapelet le long d’une route au bord de laquelle fleurissent les mosquées et les monuments à la gloire de l’UCK. J’en ai vu au moins un nouveau depuis l’an dernier : une grosse stèle avec les portrait de plusieurs combattants et des drapeaux albanais. Totalement surréaliste, cette stèle au milieu de nulle part. Difficile d’y voir autre chose qu’une volonté d’occuper le terrain…

Les habitants de ces enclaves vouent une admiration particulière à Arnaud. Dans chacune, les enfants viennent nous apporter des cadeaux que nous devrons lui transmettre. L’un de ces cadeaux est un poème écrit par trois jeunes filles de l’enclave de Banja :

Merci pour la joie et les rires que tu nous apportes, tu es une personne merveilleuse.
Merci pour la joie qui a essuyé nos larmes, il y a peu de personnes comme toi,
Nous savons que tu n’abandonnes pas le Kosovo et que tu te bats pour notre bonheur.
L’amour que te porte l’ensemble du Kosovo-Métochie est bien mérité.

Avec quatre séjours à mon actif, je commence à connaître ces enclaves. En arrivant dans celle de Cerkolez, un tout petit village posé au bout d’un chemin de terre, je me souviens de cette petite fille au sourire si éclatant, qui chaque année nous émeut particulièrement. En descendant du fourgon, je ne la vois pas. Nous commençons la distribution ; un petit groupe arrive par un des chemins aboutissant sur la place. Elle est là : toujours aussi souriante, elle vient recevoir son cadeau, nous remercie d’une voix claire et franche, puis se dirige droit vers le Père Serdjan qui se penche vers elle, visiblement touché lui aussi par la naturel de la petite, et lui dit quelques mots. « Elle m’a demandé de dire bonjour et merci à Arnaud de sa part », traduit Serdjan. Et elle repart, non sans nous avoir lancé un dernier sourire. Éclatant.

Cerkolez, c’est aussi une petite église posée sur un monticule surplombant la place du village. Elle ne paie pas de mine, cette église : toute petite, elle n’a même pas de clocher, et une petite tour a été construite à côté pour accueillir une cloche. La distribution terminée, Serdjan s’attardant à discuter avec les villageois, je lui fais signe que je vais à l’église. Un des paysans, surprenant mon geste, me fait signe d’attendre, se dirige vers une des maisons du village et en revient avec une clé. Il m’accompagne à l’église, ouvre la porte, entre en embrassant le chambranle. Je le suis. À l’intérieur, c’est une explosion de couleurs : les murs sont couverts de fresques magnifiques, datant de plusieurs siècles. Et la taille réduite de l’église rend paradoxalement la chose encore plus impressionnante : j’ai l’impression d’avoir plongé dans une page de bande-dessinée. »

« Nous apportons deux vaches à une famille de la région de Novo Brdo. Un père, ses deux fils, leurs femmes et leurs enfants, vivant sous le même toit. Seul le père à un salaire. Ils ont installé une ferme dans la cour de leur maison de centre-village. Malgré la pauvreté, évidente, tout est propre et bien rangé. Il est clair que chacun travaille de son mieux pour subvenir aux besoins de la famille. Des voisins passent : une bonne partie du village vit du fruit de cette ferme, et chacun vient apporter l’aide qu’il peut apporter.

Au milieu de la cour, une caisse en tôles d’où s’échappe une fumée odorante. Un des fils surprend notre regard interrogatif et nous fait signe d’approcher. Il ouvre la caisse : de grands morceaux de lard pendent au plafond, au-dessus d’un feu. L’odeur du lard envahit la cour. On nous propose de goûter. Un peu gênés – nous savons bien qu’eux font carême, à quelques jours de Noël, et que nous serons donc les seuls à manger –, nous acceptons. On nous coupe un gros morceau, pendant qu’une femme sort de la maison avec une assiette d’une sorte de rillettes.
Serdjan fait signer au père le contrat qui l’engage à bien traiter les animaux que nous leur avons fournis, mais aussi à ne jamais les revendre : une vache se vend ici à environ trois fois le salaire moyen. Nous repartons. Un de mes camarades résume l’impression générale : « Ils avaient tous de bonnes têtes de braves gens. Des gens avec qui on aimerait bien être amis… ». »

« Avant-dernier jour du convoi : nous passons une nuit au magnifique monastère de Visoki Decani, en Métochie. Le soir, nous assistons à l’office. Dans l’église sombre, le chant des moines me berce alors que je revois tous ces visages, ceux encore purs des enfants, ceux déjà marqués des adultes, ceux couverts de ride des vieux. Je revois ces sourires qui nous ont suivis pendant ces trois jours de convoi et auquel, je le sais par expérience, je repenserai presque chaque jour jusqu’à l’année prochaine.

Le lendemain matin, en attendant Serdjan qui doit passer nous chercher en milieu de matinée, nous demandons au Père Petar, le père hôtelier, s’il peut nous indiquer un chemin pour monter sur le massif rocheux qui surplombe le monastère. « C’est impossible : même pour aller là-haut il faut demander une escorte de la Kfor, c’est trop dangereux sinon. » Nous savions bien que le monastère était protégé mais nous n’imaginions quand même pas que même s’éloigner de quelques centaines de mètres du monastère était impossible. Alors nous nous promenons dans le parc du monastère, le long de ce mur construit il y a quelques années avec l’aide de Solidarité Kosovo. »

« Une ferme dans les montagnes. Nous apportons des chèvres. Un homme sort quelques vaches. Il lui manque un bras, un œil et un pied, ce dernier remplacé par une tige en métal tordue qui s’enfonce à chaque pas dans la terre grasse où les vaches arrachent une touffe d’herbe avant de reprendre leur marche, l’homme estropié les poussant de ses cris… »

« Nous retrouvons Arnaud après avoir traversé la frontière à pied, accompagnés comme à l’aller de Serdjan et Milovan. Ils discutent longuement. La nuit tombe. Par-dessus de la montagne qui se dresse de l’autre côté du lit de l’Ibar, un nuage apporte la pluie. Vient le moment de se séparer. Chacun notre tour, nous serrons nos amis dans nos bras. Ces circonstances exceptionnelles rendent ces adieux un peu plus émouvant encore que d’habitude, et les embrassades un peu plus longues.

Alors que nous regardons Serdjan et Milovan repasser la frontière, je repense à ces quelques mots que nous a glissé, dans son anglais approximatif, l’un des Serbes nous ayant accompagnés pendant une journée de distribution : « Nous le savons bien : s’ils le décident, en quelques heures nous sommes tous soit morts, soit exilés pour toujours. Il faut vivre malgré ça. En ce moment, c’est difficile de ne pas y penser régulièrement ». Après un dernier geste de la main, Serdjan et Milovan grimpent dans leur fourgon et repartent vers Gracanica, vers ce quotidien terrible qui est le leur et que nous avons eu l’honneur de partager avec eux pendant quelques jours. »

Encore une fois, nous vous remercions pour votre soutien : sans vous, sans vos dons mais aussi sans vos encouragements, vos pensées ou vos prières, nous ne pourrions pas nous rendre auprès des habitants des enclaves pour leur apporter notre aide, matérielle et morale. Merci à vous tous qui nous avez permis de finir cette année difficile auprès de nos amis serbes. Toute l’équipe de Solidarité Kosovo vous souhaite une belle année 2019 !

Fermer le menu