Convoi de Noël: le témoignage de Louis, bénévole de Solidarité Kosovo

Grenoble. Il est dix heures, ce matin du 26 décembre 2016. Alors que beaucoup dorment encore, en ce lendemain de fête familiale, nous sommes déjà réveillés depuis plusieurs heures lorsque nous grimpons dans nos deux véhicules. Aux commandes du véhicule de tête, Arnaud lance le signal du départ de son 12e convoi de Noël. A ses côtés et dans la camionnette de location, sept d’entre nous ont déjà au moins un convoi à leur actif, et une se lance dans son premier voyage.

Pour ma part, c’est avec un peu d’appréhension que je prends le départ de mon deuxième convoi : il y a deux ans, mon premier séjour au Kosovo avait été assez compliqué, la douane s’étant attachée à nous gâcher le convoi en bloquant, pendant plus de quinze jours, le poids-lourd ayant apporté les cadeaux et vêtements que nous devions distribuer. Nous étions donc rentrés en France sans avoir pu livrer ce matériel. Un échec relatif qui n’avait pu que faire grandir en moi la volonté d’aider ses Serbes dont j’avais partagé, pour deux semaines, l’angoisse et l’impuissance.

Comme chaque année, le trajet – environ 2000 kilomètres à se relayer au volant des deux véhicules – est l’occasion de faire connaissance avec ceux des volontaires que je ne connais pas et de renouer des liens avec ceux avec qui j’ai déjà partagé mon premier convoi. 2000 kilomètres qui passent finalement assez vite, d’abord parce que nous roulons à bonne allure, ensuite parce que les discussions s’enchainent, tour à tour graves et légères, soudant le groupe.

Le 27 décembre au coucher du soleil, soit vers 16h30, nous arrivons enfin à Gracanica, ville divisée entre Albanais et Serbes, où se trouve le monastère qui accueille le bureau permanent de Solidarité Kosovo et l’entrepôt où le poids-lourd a déposé, sans encombre, les douze tonnes de matériel récolté en France par les bénévoles et que nous allons livrer.

Le lendemain matin, après une bonne nuit à l’auberge où nous installons nos quartiers, nous filons au monastère où nous sommes accueillis par le père Serdjan et le diacre Milovan. Nous attendent également les deux responsables d’un hôpital serbe de la région, qui viennent solliciter Arnaud pour qu’il les aide à racheter une ambulance, la leur ayant été volée il y a peu. Puis nous passons à l’ordre du jour : les 28 et 29, nous allons livrer plusieurs dizaines de petits troupeaux ovins dans autant de familles vivant aux alentours de Novo Brdo, à une trentaine de kilomètres à l’Est de Gracanica.

Ces troupeaux se composent d’un bélier, de quatre brebis pleines ou accompagnées d’un agneau. Ils fourniront lait, viande et laine à ces familles et leurs voisins et viendront ainsi améliorer un peu l’ordinaire de ces gens qui, nous le verrons rapidement, vivent dans des conditions difficiles. En effet, ces familles vivent dans des maisons rustiques, au bout de chemins serpentant dans la montagne. Certaines maisons sont si isolées que nous devons finalement renoncer à nous y rendre, par peur de ne pas pouvoir redescendre ces chemins rendus encore plus chaotiques par la neige qui ce jour-là tombe abondamment.

Lors d’une livraison, nous sommes obligés de ratisser la montagne, les moutons, effrayés par le trajet en camionnette, s’égayant dans les prés au lieu de rentrer dans l’enclos préparé pour eux. A part cette aventure qui se finira bien, les cinq animaux étant retrouvés et ramenés à leur nouveau propriétaire, cette première journée se passe sans incident notable. Nous sommes accueillis avec joie par les villageois, dont pas un n’oublie de nous servir la fameuse rakija, alcool traditionnel qu’il convient de boire cul-sec.

Tous, nous sommes à chaque fois surpris par la force et la fierté qui se dégage de ces gens. Chacun, nous avons conscience que notre venue est pour eux une grande source de joie, qui vient illuminer un instant leur vie rendue encore plus difficile encore par les persécutions dont ils sont l’objet. Personnellement, je mets un point d’honneur à toujours accepter le premier verre de rakija avec le sourire, même tôt le matin ou en fin d’après-midi, à jeun : je sais trop que c’est la seule façon qu’ils ont de nous témoigner leur gratitude et de nous remercier, et je ne veux pas leur refuser ce plaisir. Avec le froid qui règne et les efforts que nous fournissons, les effets de l’alcool se dissipent bien vite ; en revanche, la joie de nos hôtes d’un instant, elle, continue aujourd’hui encore de me réchauffer le cœur.

Les livraisons se poursuivent. Toutes les deux livraisons, nous retournons à la ferme que Solidarité Kosovo a aidé à construire et agrandir. C’est là-bas que nous récupérons les moutons que nous livrons. Cette opération rend évident un des grands succès de l’association : cette ferme est un maillon d’une chaîne qui vise à rendre aux Serbes du Kosovo leur autonomie alimentaire. En permettant à de nombreuses familles d’accueillir chez eux un petit troupeau, elle fait un nouveau grand pas dans cette direction. Arnaud me le confie d’ailleurs à l’occasion d’un trajet : « C’est la première fois que nous faisons ça, mais sûrement pas la dernière : à chaque fois que le troupeau de la ferme grandira trop, nous irons distribuer les moutons surnuméraires. Cela permettra de créer autant de mini fermes ovines dans les villages aidés tout en finançant le développement de notre ferme alpine  ».

Le soir, Arnaud est longuement interviewé par un journaliste très connu au Kosovo et en Serbie. L’interview et un petit reportage sur notre journée de travail passeront au journal télévisé du lendemain matin. Cette présence dans les médias est un autre aspect du travail de SK : elle permet de montrer à tous les chrétiens du Kosovo qu’ils ne sont pas oubliés, même si nous ne pouvons pas tous aller les visiter.

Les distributions reprennent, cette fois-ci dans des villages de la plaine. Si l’isolement est moins prégnant, la misère est parfois encore plus flagrante. Je pense à cette maison, dans la petite cour de laquelle on trouvait deux vaches, un cochon, des poules, en plus des moutons que nous avons apportés, le tout sur une surface tellement petite que notre équipe ne tenait pas en entière dans la cour. Dans un coin, une petite cabane : des toilettes à la turque dont le trou donnait directement dans l’enclos du cochon…

Ce jour-là, nous nous arrêtons également dans une école pour distribuer des cadeaux aux enfants, ainsi que des manteaux et des chaussures. L’occasion pour moi de découvrir ces moments de joie pour ces enfants qui pour la plupart n’auront pas d’autres cadeaux que ceux que nous leur offrons.

Après la distribution, le directeur de l’école nous accueille dans son bureau, autour d’un poêle à bois surchauffé… et d’une rakija. Dans les premières années de l’association, Arnaud était passé faire une distribution dans cette école. Au cours de la discussion, le directeur avoue qu’à l’époque, il avait pensé ne jamais revoir Arnaud : « Comme d’autres avant vous, je pensais que vous vous lasseriez au bout d’un an ou deux. Plus de 10 ans après, je vois que vous êtes toujours à nos côtés… » Nous sentons que le directeur comme Arnaud sont émus.

Les distributions étant finies, nous rentrons à Gracanica, où nous attend une tâche ingrate mais non moins fondamentale : la réorganisation des palettes arrivées de France, pour faciliter les distributions des deux jours qui suivront. En effet, nous partons le lendemain matin pour une boucle de deux jours de distributions, avec une halte nocturne au monastère de Visoki Decani, que les donateurs de Solidarité Kosovo connaissent bien : c’est pour le protéger des attaques des Albanais que l’association a érigé une longue muraille tout autour de ses terres il y a maintenant un peu plus de deux ans.

Le 30 décembre au matin, nous partons donc pour une journée de distributions. Nous faisons d’abord deux étapes : la première au monument commémoratif de la bataille de Kosovo Polje (le Champs des merles – 1389 ), bataille fondamentale dans l’Histoire serbe puisqu’elle marque la fin de l’avancée des forces ottomanes en Europe… et le début de 500 ans d’occupation du Kosovo. Cette visite imprévue est un cadeau que nous fait le père Serdjan : il est assez rare d’y avoir accès en dehors des événements réguliers qui y sont fêtés, et nous avons même l’honneur de pouvoir grimper en haut de la tour qui surplombe le site de la bataille. Le temps de quelques photos et d’un moment de recueillement à la mémoire des braves tombés ici pour défendre l’Europe, nous repartons.

La deuxième étape est au village de Banja, enclave serbe montagnarde vivant grâce aux moulins qu’une source d’eau chaude serpentant entre les maisons entraine. Nous y sommes accueillis par Pajo, un grand ami de l’association. Pendant la guerre du Kosovo, Pajo était traducteur pour les militaires français engagés dans la Kfor. Aujourd’hui, il ne parle plus français qu’avec Arnaud et les volontaires de Solidarité Kosovo. Pour lui, c’est fondamental ; il l’expliquera lors d’une pause, son œil toujours pétillant rendu un peu plus brillant par l’émotion : « Je suis un garçon des Balkans, sans aucun doute ; mais au fond de moi, je suis aussi un peu français ». Il nous accompagnera pendant deux jours, compagnon enthousiaste et agréable, trop heureux d’aider les siens aux côtés des Français.

Suit ensuite une série de distributions, dans plusieurs villages dont j’ai oublié les noms. Toujours les mêmes sourires d’enfants, toujours la même insistance à nous faire accepter un verre, toujours la même joie de tous devant cette parenthèse dans une vie si difficile. Nous jouons au ballon avec les enfants, une partie de frisbee s’improvise même, à l’initiative du père Serdjan, dans la cour d’une école. Nous rions ensemble, essayons d’échanger quelques mots en anglais, à grands renforts de gestes ; la barrière de la langue reste intacte hélas. J’aimerais pouvoir en dire plus, pouvoir réconforter autrement que par ma seule présence, pouvoir assurer de mes pensées régulières pour ce pays et pour ces gens. Je ne le peux pas, alors je souris autant que je peux, je sers des mains, j’accepte des verres… en espérant qu’ils comprennent ma joie d’être là mais aussi ma compassion…

Dans toute cette misère, quelques raisons d’espérer. La plus belle, c’est cette grande école, à l’entrée d’un village desservi uniquement par un mauvais chemin en terre, qui a soudainement remplacé la route d’assez bonne qualité sur laquelle nous avions roulé plusieurs kilomètres. Avant la guerre, elle accueillait 600 élèves. La guerre l’a complètement vidée, en même temps que le village, que tous ont quitté à cause des menaces particulièrement violentes dans cet région du Kosovo, la plus proche de la frontière avec l’Albanie. Puis quelques familles sont revenues et l’école a recommencé à vivre, avec 6 élèves. Aujourd’hui, ils sont 50 élèves et le village continue de voir ses habitants revenir, régulièrement.

Le soir, c’est avec une grande émotion que je découvre, après plusieurs années d’attente, le monastère de Visoki Decani, cœur de l’orthodoxie serbe. Nous y assistons à un office, puis y dinons et y dormons. Le lendemain matin, nous assistons à la messe dans la sublime cathédrale pluri-centenaire, aux fresques magnifiques s’élevant sur tous les murs jusqu’au sommet de la coupole. Les chants des moines résonnant dans cet endroit magnifique et imprégné de l’Histoire douloureuse du Kosovo touchent tous les membres de l’équipe. Après avoir fait nos adieux aux moines et avoir visité la boutique du monastère, nous reprenons la route pour deux nouvelles distributions.

Lors de l’une d’elle, deux jeunes hommes viennent discuter avec Arnaud après l’avoir embrassé chaleureusement. Il nous expliquera ensuite que ce sont deux jeunes agriculteurs à qui Solidarité Kosovo a offert au printemps dernier une moissonneuse-batteuse. Ils venaient l’informer que grâce à ce don ils ont pu développer leur ferme et prévoient même d’acheter une deuxième moissonneuse. Là aussi, c’est une grande joie pour Arnaud et pour l’association : cette ferme fait aujourd’hui vivre de nombreuses personnes, par sa production mais aussi par le travail qu’elle offre à certains habitants du village. C’est une autre belle réussite à mettre à l’actif de l’association.

Les distributions finies, nous déposons Pajo chez lui, puis le père Serdjan au monastère de Gracanica. Enfin, nous passons le réveillon à l’auberge, avant de reprendre la route le lendemain matin pour la France. Avec, déjà, l’envie de revenir…

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