Noël orthodoxe avec les chrétiens du Kosovo

Comme leurs frères d’Orient, les chrétiens du Kosovo subissent les persécutions et vivent sous la menace constante. A cette nuance près que cela se passe en Europe, à 800 km de chez nous ! Reportage dans les enclaves serbes du Kosovo.

De Mitrovica,
Pierre-Alexandre Bouclay, journaliste

« Regardez, c’est le château d’Hélène d’Anjou ! »… Venant de Belgrade, nous avons franchi à l’aube la frontière nord du Kosovo. Après avoir traversé des gorges silencieuses et réveillé quelques villages assoupis, notre voiture s’aventure maintenant sur de sinueuses petites routes taillées à flanc de montagne d’où l’on peut effectivement voir – à condition de détacher son regard du vide qui borde nos roues –, l’édifice où vécut cette Française, devenue reine de Serbie en 1250. Si nos guides semblent imperméables au vertige, leur conversation révèle toutefois une autre angoisse : survivre à la menace d’une épuration ethnico-religieuse. Pour la première fois depuis l’antiquité, des chrétiens sont en effet menacés de disparaître d’une terre européenne.
Le Kosovo, indépendant depuis février 2008, est à 94 % peuplé d’Albanais musulmans (voir encadré). Les Serbes orthodoxes, qui étaient 250 000 en 2000, ne sont plus que 120 000. 60% sont concentrés au nord, constituant une zone homogène qui réclame son rattachement à Belgrade au nom du précédent… kosovar ! Les autres sont disséminés au sud et au centre, dans des enclaves menacées. 
Zeljko, notre chauffeur et, accessoirement, diacre orthodoxe, explique : « Le christianisme structure notre identité et il est hors de question de prêter allégeance à Pristina la musulmane [NDLR : capitale du Kosovo] ! » Ici, tout le monde semble avoir un prêtre ou un moine dans son entourage. Dans les rues, des filles que l’on croirait parées pour une virée en boîte de nuit vont en fait à l’église, où elles entrent coiffées de petits fichus colorés. Les moins catéchisées demandent aux prêtres comment prier et dans quel ordre saluer les icônes ! 
La ville de Mitrovica, coupée en deux par la rivière Ibar, symbolise l’affrontement entre deux mondes aux identités si tranchées qu’elles rappellent l’univers épique d’un Tolkien. Au nord, l’Europe et sa branche slavo-orthodoxe, avec 20 000 habitants regroupés autour d’une volée d’églises ; au sud (80 000 habitants), le mondialisme dans ce qu’il a de plus grotesque : l’alliance de l’islam wahhabite et des Etats-Unis, symbolisée par des mosquées flambant neuves pavoisant… aux couleurs de l’Oncle Sam ! En cas de partition du Kosovo, l’Ibar marquerait la nouvelle frontière. La tension y est palpable de part et d’autre du pont principal, surveillé par des snipers en période de trouble. Et il y a souvent des troubles.
Marion Chevtzoff, jeune présidente de l’ONG française Solidarité Kosovo (voir entretien), nous a donné rendez-vous au bar du Number one, un hôtel de Mitrovica. Depuis six ans, les bénévoles de son association organisent des convois humanitaires pour les Serbes du Kosovo, dont un, systématiquement, pour Noël. Du 26 décembre au 7 janvier (jour du Noël orthodoxe), ses bénévoles parcourent le pays, s’aventurant dans les enclaves serbes pour distribuer des jouets aux petits chrétiens. 
Pour s’y rendre, il faut traverser le territoire albanais où les minarets poussent comme des champignons. Depuis 1999, 400 mosquées ont été bâties pour 150 églises ou monastères détruits et 700 récupérés par l’islam. Les catholiques albanais représentent 2 % de la population et semblent les plus isolés. « Ethniquement coupés des Serbes, ils sont rejetés par leurs frères qui les contraignent à la dhimmitude, explique Zeljko. Ils se font traiter de sales porcs et ne peuvent pas pratiquer leur religion en public ».
L’apparition d’un clocher intact signale notre arrivée à Banja, pauvre enclave orthodoxe aux maisons de bois et de torchis. Pour librement témoigner de leur foi, les Serbes acceptent de vivre assiégés dans ces prisons à ciel ouvert et, entre deux tentatives d’épuration, subissent les  persécutions de Pristina : coupures d’électricité, d’eau, de téléphone… Si les Albanais peuvent y venir commercer, les Serbes n’en sortent qu’à leurs risques et périls. Ils sont interdits de travail en zone musulmane et exclus des commerces comme des hôpitaux. En cas d’urgence, il faut traverser le pays jusqu’à Mitrovica. Certains téméraires rentrent avec leur voiture trouée d’impacts de balles !  Aux limites du village, les barbelés sont proprement rangés, prêts à être déployés en cas d’attaque. 
« Ici, le seul fait d’être serbe signifie craindre pour sa vie », nous dit Marion. La situation des enclaves semble désespérée : « Même en cas de partition au nord, nous resterons pris au piège, lâche Sacha, un instituteur qui voit sa classe se vider. Un check-point protège le moindre patelin serbe. Pour n’importe quel déplacement, il faut appeler la K-for ». Beaucoup migrent vers la Serbie ou Mitrovica, dont la population a considérablement augmenté en quelques années.
Certains attendent des jours meilleurs et estiment qu’il faut vivre avec les Albanais. D’autres, comme Zeljko, espèrent que cette situation n’est que provisoire : « Si l’Albanie cesse d’être soutenue par les Américains et si l’Europe se rend compte qu’elle n’a aucun intérêt à voir se développer un pays musulman en son sein, la tendance peut rapidement s’inverser ».
Dans l’enclave de Zac, ravagée en 1999, onze familles rescapées sont revenues sur leur terre. En mai dernier, les femmes et les enfants ont à nouveau fui en Serbie après une attaque à l’arme automatique : « Ils se réinstalleront quand les maisons seront reconstruites et barricadées », raconte Marion. 
Pour le clergé, il est tout aussi impossible de quitter la « Jérusalem serbe », avec ses cimetières et ses églises. Le patriarcat de l’Eglise orthodoxe se maintient près de Pec, en pleine zone islamique. Mais cette survivance n’est possible que grâce aux militaires de l’OTAN qui empêchent les Albanais de déclencher de nouveaux massacres.
Le danger est partout : en pleine forêt, au bout d’une petite route bucolique, notre voiture se retrouve soudain braquée par deux mitrailleuses lourdes ! C’est un check-point de la K-for, qui garde l’entrée du monastère de Visoki Decani. Attaqué à plusieurs reprises, il est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO et… sur la liste des zones à risque de la mission européenne Eulex. 
Nous y sommes accueillis par le père Petar, qui offre le café et la slivovitsa (alcool de prune) de rigueur. Son rôle dépasse largement le cadre spirituel : « Depuis 1999, l’Eglise pallie la disparition de l’Etat et demeure le seul pouvoir stable et organisé reliant les enclaves ». Soutenue par Belgrade, elle joue le rôle de porte-parole de la communauté serbe du Kosovo et de médiateur avec Pristina et l’administration internationale. « Nos prêtres luttent aussi contre l’alcoolisme des jeunes et leur donnent du travail, afin de limiter l’émigration ».
Le père Petar est fier de ses paroissiens : « Le matin de Noël, dès 5h, tous les Serbes seront debout pour assister à une liturgie de quatre heures ». Perpétuant une tradition immuable, la veille, les moines ont mené leurs ouailles dans la forêt. Les fidèles ont dit une prière, coupé des branches de chêne et tiré des coups de feu en l’air. Les rameaux bénits décoreront les maisons et porteront bonheur jusqu’à l’année suivante. 
La joie est grande à l’approche de Noël et le père Petar parle avec une espérance chevillée au corps : « Il me semble inconcevable qu’un jour la Nativité ne soit plus fêtée dans notre pays. Chaque Serbe du Kosovo est un témoin de la chrétienté en lutte pour reprendre possession d’un de ses berceaux. Tant que nous sommes vivants, il reste un espoir. »
 

Paru dans le journal « Spectacle du Monde » du samedi 8 janvier 2011

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